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REVUE

DEUX MONDES.

IMPRIMERIE DE LA SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE REIGE.

AD. WAIILEN ET C!e.

REVUE

DES

DEUX MONDES,

AUGMENTÉE

D'ARTICLES CHOISIS DANS LES MEILLEURS RECUEILS ET REVUES PÉRIODIQUES.

TOME SECOND. 1842.

ffiruxrllrs,

AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES ,

RUE FOSSÉS-AIX-LOUI'S , 7i,

1842

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DU

GÉNIE DES RELIGIONS

PAR M. E. QïimET.

L'ouvrage de M. Quinet sur le Génie des Relie/ions se préparait depuis longtemps dans sa pensée; il est le fruit naturel de ses études et de ses préoccupations favo- rites. M. Quinet l'annonçait déjà en quelque sorte quand il choisissait pour son premier essai littéraire la traduction du livre de Herder sur la philosophie de l'his- toire. Ahasvérus parut bientôt après, drame étrange le pèlerin condamné à poursuivre dans une course inutile un repos qui le fuit sans cesse est l'image des destinées humaines, tout ce qu'il y a eu de grand, cités fameuses, génies illus- tres, glorieuses nations, dit les lassitudes du monde. La plainte de l'humanité y est à peine adoucie par un espoir bientôt dissipé, par quelques voix de femmes qui prient et qui consolent. L'univers entier y semble évoqué pour le désespoir, et les deux et la terre, avec leurs dieux fragiles, voués à une même fatalité, finissent par disparaître dans la nuit muette du néant. Cette œuvre d'un doute universel, enivré de panthéisme, et qui cherche pour sa parure les plus magnifiques tissus de l'O- rient, n'était pas le vrai mot de l'auteur. Prométhée suivit Ahasvérus. Ce nouveau poème, moins riche d'imagination, est supérieur de pensée. Ce n'est plus le vaga- bond de la Judée qui en est le héros, c'est une auguste victime, un noble martyr, ce généreux crucifié du Caucase, qui semble un prophète du Christ au milieu de l'antiquité grecque; c'est toujours la souffrance, mais avec elle et par sa vertu le triomphe de tout ce qu'il y a de divin, et non plus l'affreuse victoire du sépulcre.

A peu près vers cette époque parut en Allemagne le livre de Strauss. Il faut y avoir été alors pour juger de l'effet que produisit cet événement. Ce fut une con- sternation et une stupeur générale. Strauss découvrait avec une impitoyable fran- chise à l'Allemagne ce qu'elle pensait véritablement du christianisme; il ne lui per- to>ie n. I

0 DU GÉNIE DES RELIGIONS.

menait plus de complaisantes illusions, et lui montrait comment depuis Kant, par la philosophie et par la critique, elle n'avait cessé de marcher à une apostasie na tionale. M. Quinet publia, a ce propos, un beau travail il fit connaître avec une remarquable richesse d'informations l'épais fourré de la théologie allemande, sa profusion d'écoles et de systèmes, et ces subtiles disputes dont nous n'avons aucune idée en France, et qui passionnent au vif nos voisins, si froids aux débals poli- tiques.

M. Quinet est un de ceux qui nous ont le mieux initiés à l'Allemagne. Il nous est difficile d'entrer dans ce sanctuaire : le plus souvent nous restons a examiner curieusement les dehors ; il faut, pour en ouvrir les portes, un talisman que chacun n'a pas. Quand on se promène au bord du Rhin, sous les saules argentés par la lune, le murmure des eaux et la nuit font rêver aux merveilleuses légendes, et l'on croit voir sous les pâles feuillages errer le roi des aulnes et les ondines sortir du fleuve avec de suaves chansons. L'Allemagne intellectuelle est pour nous un pays non moins féerique : au lieu de sylphes, elle est peuplée d'abstractions dont le nom même n'est jamais parvenu jusqu'ici, légers fantômes, esprits familiers de Kant et de Hegel, sorte de mythologie métaphysique qui nous semble aussi superstitieuse et moins charmante que celle des poètes. Pour se transporter dans une région si différente de celle nous demeurons, il faut une faculté qui ressemble presque au somnambulisme de l'intelligence. Ne nous félicitons pas trop vite de notre bon sens toutefois : cette seconde vue, à qui la netteté manque trop souvent peut-être, n'est, à le bien prendre, que l'habitude de l'infini. M. Quinet, par les tendances de son esprit, est naturellement préparé à comprendre l'Allemagne; il y rencontre à son tour toute une parenté intellectuelle. C'est en Allemagne que se trouve l'homme qui le rappelle le mieux, je veux dire Gôrres, esprit solennel et passionné aussi, inspiré tout ensemble de poésie et de raison, d'une éloquence lyrique, d'un patrio- tisme exalté. Mais s'arrête la ressemblance : plus loin, Gôrres et M. Quinet ne se rencontrent plus. L'un se délasse de ses études en recueillant les légendes et les miracles du moyen âge; l'autre se repose en lisant Homère ou Dante. Gôrres ne s'adresse au peuple que du seuil du temple; M. Quinet ne craint pas de descendre sur la place publique. Gôrres a singulièrement varié : de la philosophie, il s'est jeté dans l'extrême catholicisme, mais il a changé de foi sans quitter jamais la cer- titude. M. Quinet n'est pas autant à l'abri du doute : c'est par le doute qu'il a commencé; sa parole semble quelquefois encore émue comme par une secrète con- testation, et il ne demeure pas étranger à cette lutte qui se poursuit si douloureu- sement aujourd'hui entre l'avenir et le passé, entre les croyances anciennes et les besoins nouveaux.

M. Quinet se distingue du reste par une qualité éminemment française, le soin de la forme. En Allemagne, on néglige à l'excès le style; les ouvrages les plus re- marquables par la science et la profondeur sont trop souvent presque illisibles, et l'on ne se fait aucun scrupule de parler dans une langue barbare des plus beaux chefs-d'œuvre de la Grèce. M. Quinet est artiste aussi bien que penseur : la raison et l'imagination sont même chez lui si intimement unies, que l'une ne se passe ja- mais de l'autre, et qu'elles ne forment plus, à vrai dire, qu'une seule faculté. Le secours qu'elles se prêtent n'est pas sans être un peu perfide, et elles s'embarras- sent quelquefois en voulant s'aider. Ce vif sentiment de l'art a eu, malgré cela, une influence heureuse sur M. Quinet, en lui donnant un besoin de personnalité qui a combattu un panthéisme d'abord très-prononcé. Celte lutte et ce progrès se re-

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marquent bien dans le recueil de mélanges que M. Quinel a publié sous le tilre d'Allemagne et Italie, surtout dans ses éludes sur l'épopée, l'auteur l'ait justice des exagérations de la critique moderne, attaque les hypothèses de Wolfe et de Niebuhr, et restitue l'Iliade et l'Odyssée à Homère, ce prince des poêles que dans la première manie du symbole on voulait réduire à n'être plus que le nom magni- fique d'une foule inconnue.

Dans les ouvrages de M. Quinel que j'ai rappelés, dans ses morceaux détachés comme dans ses deux poèmes, il se préoccupe toujours de l'histoire religieuse de l'humanité, parce qu'il y voit le principe et la raison de tous les autres événements ; mais il n'avait guère l'ail jusqu'ici qu'indiquer ses pensées à ce sujet sans les déve- lopper nulle pari avec étendue. Il entreprend aujourd'hui une histoire universelle des religions. Il l'avait déjà ébauchée à Lyon, dans le cours qu'il lut appelé a y professer. Le livre qu'il vient de publier comprend les cultes anciens. M. Quinet se propose de le continuer plus tard pour le monde moderne. Je vais, afin de faire connaître ses idées avec plus d'exactitude, le suivre pas à pas dans son récit, et sumer le tableau qu'il a tracé des diverses religions de l'antiquité.

La première question qui se présente à M. Quinel est celle de l'origine des cultes, et c'est une des plus difficiles. Volney, dans les Ruines, résume avec emphase la pensée de son siècle à ce sujet, et accuse d'imposture tous les prêtres et tous les révélateurs. Mais la fraude ne peut rien de durable, et, dans les croyances qui ont eu la vertu de fonder des sociétés presque impérissables, il y a eu sans doute quelque justice et quelque vérité. Ce n'est pas tout. Avant cet habile mensonge, l'homme, sans autels et sans culte, aurait végéter dans l'état misérable que Rousseau a décoré du nom de nature, et ne se serait élevé que par un lenl progrès jusqu'à la société civile. Or, nous ne trouvons dans les traditions aucun témoignage de cette époque; nous avons beau remonter jusqu'aux temps les plus anciens, nous rencontrons encore des voyants, des prophètes, des peuples prosternés, une vaste adoration. Le souvenir des premiers jours est partout celui d'un immense ravisse- ment. La langue, ce témoin le plus ingénu et le mieux informé, raconte ces au- gustes origines : dans les Védas, dans les livres zend, dans les documents du plus ancien style, nous la trouvons rude sans doute, indigente encore, mais plus sublime et plus sacerdotale que dans les temps postérieurs.

Du moment jaillit dans un esprit l'idée de Dieu, cette idée qui unit l'homme à l'homme, qui sanctionne la loi, qui allumeavec le sentiment de l'infini les grandes pensées et les vastes désirs, la société fut établie. Pour comprendre comment celle idée a rayonné sur les premiers peuples, il faut oublier ce qui se passe maintenant. L'homme n'a pas toujours eu les mêmes habitudes. Il n'était pas d'abord logicien et calculateur; il ne vivait pas, comme aujourd'hui, loin de la nature, d'analyse, d'abstraction, de raisonnement; c'étaieut les jours de sa jeunesse, le malin de l'i- magination. Perdu dans une magnifique ignorance, il admirait les pompes de la nature orientale. Ravis et terrifiés à cette vue, les peuples vivaient de ce sentiment qui, retiré de la foule, anime encore les âmes de poêle. Les nuits étoilées, les rou- geurs de l'aurore, les grands monts avec leurs repos, leurs chastes neiges et leurs cimes de feu, les secrètes forêts, l'immense Océan,vlout leur semblait rempli d'une horreur sacrée, d'une invisible présence, tout leur racontait un religieux mystère ; la nature était pour eux tout à la fois un prophète, un temple et plus encore, l'idole même du Dieu au pied duquel ils s'abaltaient. Us voyaient dans l'ordre de la créa- tion celui qu'ils devaient imiter sur la terre : l'univers leur apparaissait comme

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l'éclalant modèle de la société religieuse et civile; tout était à leurs yeux un aver- tissement divin. Ils suivaient dans leurs migrations le vol des oiseaux sacrés; puis, quand ils s'arrêtaient, ils réglaient leurs cités sur les nombres et les régions du ciel. Avec cette habitude et ce besoin du symbole, leurs pensées se traduisaient jnstinctivementen images. L'art leur servait d'interprète et de parole. Ils sculptaient les rochers en un peuple de colosses, les creusaient en temples souterrains, les en- tassaient en pyramides, multipliaient partout ces monuments que le voyageur étonné rencontre aujourd'hui au milieu des sables, dans la solitude des forêts, dans des retraites abandonnées, et transformaient aussi les événements de la vie en une suite de fables merveilleuses qui chantent l'histoire primitive des hommes aussi bien que celle des dieux.

Les hymnes des Védas, qui font revivre l'époque patriarcale, sont l'expression de la société la plus ancienne. Ils correspondent à la condition la plus simple dont la tradition donne l'idée : point d'État, pas de gouvernement visible, mais des tribus, des chefs de famille qui promènent leurs troupeaux sur les pentes de l'Hi- malaya, marquant leurs stations par un cantique et une pierre sacrée. Ces nobles bergers, ancêtres des rois et des pontifes, contemplent de leurs tranquilles gazons la plaine encore ignorée qui attend une postérité moins heureuse : ils demandent aux dieux la santé, des troupeaux nombreux avec un lait abondant, l'herbe nou- velle, un abri contre la bête fauve, surtout une longue vie. Mais, au milieu de cette agreste simplicité, des accents sublimes s'échappent et trahissent les grandes pensées que l'on respire avec l'air des montagnes. Au matin de l'humanité, ce peuple de pasteurs salue Dieu dans les clartés de la première aube qui dissipe les tristesses de la nuit, dans l'aurore qui apporte les discours sincères et dévoile les fautes cachées, dans la lumière sans voile, dans le soleil, dans le jour d'Orient, Indra, roi du ciel et de la terre. La langue de ces bergers ressemble singulièrement ii nos langues. Ces mots antiques et pourtant compris charment l'oreille et font illusion; il semble, à les entendre, que les âges anciens, séparés de nous par tant de douleurs, ne sont que d'hier. Ces mots que nous avons gardés des premiers pâtres portent jusqu'à nous un souffle de jeunesse et les parfums de leurs Alpes. Du reste, toutes les tribus patriarcales ont, des divers sommets de la terre, salué de la même adoration l'aurore naissante des premiers jours qui se sont levés sur les hommes ; de cime en cime, leurs cantiques s'entre-répondent et forment sur les hauts lieux un vaste chœur de louanges ; partout d'abord la lumiè rea révélé Dieu.

A ce culte grand et naïf succède une autre époque cette doctrine si simple est pénétrée d'une mysticité subtile qui discerne sous la lettre un sens caché et spirituel. Cette différence fonde le sacerdoce et le sépare profondément des autres classes. Les États se fprment, soumis h des rois conquérants qui s'abaissent devant les prêtres. Des ascètes, dégoûtés déjà de ce monde qu'ils ont à peine entrevu, se retirent au fond des forêts. Tout est changé, et les images nouvelles qui se pré- sentent sans cesse annoncent aussi un changement de lieu. Les pasteurs ont quitté leurs montagnes, et, de vallées en vallées, de forêts en forêts, ils sont arrivés jus- qu'aux rivages de l'Océan, les attendait un spectacle nouveau.

Cette solitude immense, inviolée, souriante ou terrible, toujours changeante et toujours la même, ciel et terre à la fois, ces eaux sans limites,, dont les formes ne sont qu'illusion fugitive, jeux et caprices, devaient révéler une nouvelle figure de la Divinité. Toutes les harmonies du nouveau dieu, de Brahma, sont avec l'Océan. fl flotte dans le calice d'un lotus, au milieu des mers, et c'est de sa rêverie, bercée

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par le murmure do leurs ondes, que naît la création. Laissons parler les antiques \edas, qui nous racontent cette primitive solitude de Dieu: o Lui vivait sans respirer, seul avec lui-même. Regardant autour de lui, l'esprit ne vit rien que lui même, et il eut peur; c'est pourquoi aujourd'hui l'homme a peur quand il est seul. Cependant il pensa : Il n'est rien hors de moi; qui oraindrais-je? -Et cette terreur s'éloigna de lui ; mais il ne sentit aucune joie, et c'est pourquoi l'homme est triste quand il est seul. »

Cette psychologie ne ressemble guère à celle de l'école écossaise.

A la terreur succède le désir. Le grand solitaire souhaite l'existence d'un autre que lui-même, et ce désira peine devient le germe des choses. Pour peupler de lui-même le non-être, pour combler sa solitude et réaliser les types qu'il a conçus, l'être infini s'abaisse à revêtir successivement toutes les formes de la nature, à traverser tous les degrés de l'existence. Mais alors il ne se reconnaît plus, car il a perdu sa primitive grandeur, il est tombé de ses hauteurs éternelles dans l'espace et dans le temps, et la création a été sa chute. Elle est aussi son sacrifice, puisqu'il ne se manifeste par elle qu'en se divisant entre toutes les formes passagères et bornées du monde, en immolant dans chacune d'elles son immensité. Cette vio- lence que l'être infini s'est faite en s'emprisonnant dans les choses finies, ce sacri- fice permanent de lui-même il est à la fois le prêtre et la victime, sont des idées essentielles de la cosmogonie des Hindous, qui leur doit une haute mysticité. C'est l'univers entier qui est pour Dieu le Golgotha il souffre à travers tous les-àges une passion sans cesse renouvelée. Voyant que les êtres dans lesquels il s'est pro- duit sont indignes de sa grandeur, il se retire sans cesse d'eux, il les frappe de sa colère, il institue la mort pour se venger de leur insuffisance. A côté du dieu créa- teur se dresse la figure terrible d'un dieu de la destruction. Mais, si l'être infini anéantit son œuvre, ce n'est que pour se manifester sous une forme plus parfaite, pour se transfigurer toujours de plus en plus, pour remonter par tous les degrés de l'existence jusqu'à ses premières hauteurs, pour se ressaisir enfin tout entier et retrouver son unité perdue. Entre Brahma et Siva, entre le Dieu créateur et celui de la destruction, s'élève Vichnou, le dieu médiateur qui répare incessamment les maux que fait le dieu de la mort, et cette trinité préside ensemble aux desti- nées du monde.

Le polythéisme signale une troisième époque. La mythologie des Hindous est contenue dans deux épopées gigantesques, le Ramuyana et le Mahabarata, aux- quelles le panthéisme de l'Inde a donné leur étrange caractère. De mystiques ex- tases, de religieuses élévations, y interrompent à tout moment le récit, et la durée elle-même n'a rien de précis et de régulier. De courts instants contiennent les mé- ditations et les entretiens de longues heures; des siècles passent rapides comme des minutes; on dirait, ou lieu de temps, un jeu capricieux de l'éternité. Les prin- cipaux personnages cachent des dieux sous leur apparence humaine. La somptueuse nature de l'Orient est partout associée à l'homme et l'enchante de sa beauté; les héros les plus belliqueux sont inspirés de dévotion, de mansuétude, d'obéissance. Les chants sacrés couvrent le bruit des armes, et ia caste sacerdotale est partout exaltée. C'est la poésie des forêts vierges et des savanes fleuries : elle est, comme les solitudes des tropiques, parée des plus riches couleurs et chargée d'enivrants parfums. Ascétique et voluptueuse plus que guerrière, elle possède tous les trésors ; rien n'est refusé à son éblouissante féerie, rien, excepté pourtant la mesure, la force qui se possède, et l'art.

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Le drame se développe dans l'Inde, comme partout ailleurs, après l'épopée. Selon M. Quinet, que je me borne, en tout ceci, à résumer, le drame est l'indice assuré d'une crise religieuse, d'une décadence de la foi. Il suppose le doute; son idée ne peut naître dans l'esprit tant que la créature, pieusement croyante, n'en- gage pas de débat avec Dieu. Dès qu'elle conteste avec lui, dès que la lutte éclate, les querelles tragiques de l'âme inspirent au poète, qui leur cherche une expression, les dialogues sanglants de la scène.

Avec le doute aussi naît la philosophie, qui discute, analyse, interprète le dogme, cherche et trouve dans la mythologie l'expression populaire et poétique de ses sys- tèmes, commence par la soumission, poursuit par l'indépendance, finit par la ré- volte et substitue aux dieux ses abstractions. Il en est partout à peu près ainsi. Mais, ce qui fait l'originalité de la philosophie hindoue et donne à ses systèmes les plus opposés un air de famille, c'est le but de ses recherches, qui est d'éviter le cycle douloureux des transmigrations et d'atteindre immédiatement l'immuable béatitude. S'élever au-dessus de toutes les vicissitudes, et, par une contemplation passive, se retirer de toutes les agitations et s'abîmer dans l'éternel repos du prin- cipe suprême, l'ambition du philosophe hindou n'est pas moindre, tant le génie de ce peuple est altéré de l'infini. Le doute prend également dans l'Inde une autre forme qu'en Occident. L'athéisme ne peut y être complet, il laisse aux dieux du moins l'em- pire illusoire du temps, il ne leur conteste que l'éternelle durée; et lorsque le scepti- cisme est arrivé jusqu'à tout nier, jusqu'à ne trouver dans l'univers rien d'assuré et de réel, il en conclut que l'être n'existe qu'affranchi de toute alliance avec l'espace et le temps, et par delà les mondes, à l'issue de son triste voyage, il retrouve en- core un infini pour régner sur ces empires du vide, un dieu qui, au lieu de s'in- carner dans la création comme Brahma, demeure absent de toutes choses. C'est le bouddhisme, qui n'est qu'un système métaphysique popularisé jusqu'à se trans- former en culte; celte colossale hérésie, après une lutte longtemps indécise et de sanglantes querelles, chassée de la presqu'île du Gange, gravit le plateau du Tibet, se répandit dans les steppes de la Mongolie, pénétra en Chine, et compte encore aujourd'hui plus de croyants que le christianisme et l'islamisme.

De l'Inde, M. Quinet passe à la Chine, qui présente un spectacle bien différent. Les Chinois, frappés du miracle de l'écriture, qui découvre aux yeux le mystère de la pensée, virent dans l'écriture la révélation par excellence. L'univers ne de- meure plus alors l'incarnation de Dieu et n'est plus animé de sa vie infinie; le ciel et la terre ne sont que des caractères tracés par l'esprit suprême pour exprimer ses éternelles pensées. On n'adore plus la nature, on l'observe, on l'étudié et on la lit. Fo-hi, l'instituteur de la Chine, d'une vierge qui l'a conçu en suivant solitaire ment les vestiges de Dieu, descend dans les plaines basses et rencontre une tortue monstrueuse, dont l'écaillé couleur de ciel porte des caractères empreints dès le commencement. Les traces divines dans leurs éléments se réduisent à deux lignes, images des deux principes du monde : la première continue, image du ciel, de l'affirmation, de l'infini; la seconde brisée, image de la terre, du temps, delà con- tradiction, du fini. Les combinaisons de ces deux lignes forment tous les autres ca- ractères. Ainsi, le ciel et la terre, l'infini et le fini, exprimés par des barres, c'est l'a b c du premier homme, qu'on se figure ordinairement occupé, dans l'inven- tion de l'écriture, à représenter les objets les plus infimes, selon que le hasard les lui offre, tandis que, dans la réalité, c'est l'incommensurable qu'il veut peindre d'abord.

DU (Ili.MI! DES RELIGIONS. 1 t

La littérature doit avoir l'empire dans une société qui semble uniquement oc- cupée à écrire. La supériorité de l'esprit et de la science sera le seul titre aux hon- neurs et aux premiers rangs. Le mérite crée les distinctions, et ce peuple describes ne l'onde son gouvernement ni sur la théocratie, ni sur la noblesse, ni sur la pro- priété, ni sur la souveraineté de la multitude, mais sur la seule intelligence de la lettre des livres canoniques. Plus rien qui ressemble aux castes. La science est ac- cessible à tous : les lettrés obtiennent les charges de l'État après des examens, et la seule hiérarchie est celle de la capacité.

Les livres canoniques de la Chine diffèrent également de ceux des autres peuples de l'Asie. Ils ne sont qu'un recueil de chants populaires, de principes de gouverne- ment, de maximes de conduite : au lieu du mysticisme, de la morale; guère de re- ligion ; de la politique, et point de culte; au plus quelques rares souvenirs de Dieu ; pas trace de mythologie.

Il y a dans tout cela d'excellentes choses, et l'admiration pour la Chine fut grande au dernier siècle, qui avait plus d'une sympathie pour un peuple de rationalistes. Mais cette vertu peut facilement devenir froide et vulgaire. Cette renonciation de l'infini, à le bien prendre, est celle des grandes choses. Ce culte de la lettre doit dégénérer en une superstition de la forme, et la vie publique et privée de ce peuple sans élan et compassé a fini par avoir toutes les mesquineries d'une constante et minutieuse étiquette.

Ce rationalisme national devait provoquer une réaction; cette inanité de la ré- vélation chinoise appelait les croyances étrangères, et, chose curieuse, la Chine a passé à la doctrine la plus audacieusement insensée, à celle qui a pour les choses visibles le plus universel mépris, et accuse sans pitié de néant cette terre qui fai- sait oublier aux Chinois tous les autres soins. La Chine a accueilli depuis lougtemps le bouddhisme, et l'Etat est cependant demeuré fondé sur les anciens principes de la politique de Confucius. Ce fait est d'autant plus remarquable, qu'il y a entre les deux doctrines la plus complète opposition. L'une n'est guère qu'un système d'é- conomie politique, l'autre conduit à délaisser la société pour la contemplation; l'une fait de la vie de famille le principe de la vie publique, la piété filiale est pour elle le premier devoir; l'autre prêche le célibat, la vie du cloître. Évidemment une scis- sion pareille a porter un coup funeste à l'empire chinois. On comprend à peine qu'il y résiste depuis si longtemps. L'indifférence l'a préservé des dissensions vio- lentes, qui ne sont guère à craindre, il faut l'avouer, pour qui peut dire : « Quoique les religions des lettrés, des bouddhistes et des tao-ssé diffèrent entre elles, cependant leurs principes tendent également à rendre l'homme vertueux. » Chose étrange que cette liberté de conscience et cette indifférence religieuse dans un empire oriental! La Chine et l'Inde, malgré tous leurs contrastes, ont cependant en commun l'i- solement et le repos. II faut entrer dans l'Asie occidentale pour assister à la ren- contre sanglante des peuples, à ce mouvement inquiet, à cette agitation tumul- tueuse, qui n'ont plus de fin une fois qu'ils ont commencé. Le premier peuple qu'on y trouve est celui des Perses. Leurs ancêtres et ceux des Hindous ont sans doute longtemps conduit leurs troupeaux dans des pâturages voisins ; leurs langues offrent les plus grands rapports, leurs cultes sont pareils, les noms des divinités sont les mêmes. Toutefois, tandis que les patriarches hindous descendirent dans des vallées heureuses, dans des plaines opulentes, jusqu'aux rivages de l'Océan, les Perses de- meurèrent sur les hauteurs, et eurent pour patrie un plateau la terre est âpre, mais le ciel, dans ses limpides profondeurs, dans son immense azur, resplendit

12 DU GÉNIE DES RELIGIONS.

de la plus sereine beauté, les jours ont le plus radieux des soleils, et les nuits même de magnifiques clartés. L'élévation, la sécheresse et la latitude méridionale de cette contrée se réunissent pour faire d'elle, entre tous les pays du monde, par ce concours unique de circonstances, le royaume de la lumière. Les Perses devaient donc retenir le culte primitif : cependant ils ne saluent plus la lumière, comme les anciens patriarches, dans l'aurore ou dans l'éclat du malin ; ils la connaissent et l'adorent dans toutes ses gloires ; elle a pour eux atteint son midi.

Sur le plateau perse, le peuple, loin de s'elleminer comme dans l'Inde, garda des mœurs robustes et de viriles inclinations. D'un génie guerrier, il fut frappé de la guerre qui se poursuit dans le monde, de la dualité qui le divise, des principes en- nemis qui se le disputent. L'univers lui parut entraîné dans une grande lutte les deux moitiés de la création sont aux prises sous la conduite de deux puissances rivales, Ormuzd, dieu de la lumière, et avec elle de toute vie, de tout ce qu'il y a de bon, de beau, d'heureux; Àhriman, prince des ténèbres, de la mort et de tout ce qu'il y a de coupable, de laid, de douloureux, de funeste. Cette guerre n'a nulle part et jamais de trêve. Les adorateurs d'Ormuzd sont donc ses soldats dans une bataille qui ne souffre pas de repos. Sans cesse et partout ils doivent établir l'em- pire de la lumière et détruire les puissances des ténèbres, conquérir et soumettre à la loi de leur dieu tous les pays qui ne la reconnaissent pas. La guerre sainte est une suite nécessaire de ce dogme, et cela explique l'esprit de conquêtes qui, entre tous les peuples de l'Asie, animait les Perses. 11 s'agissait pour eux du triomphe même de leur dieu, et l'épopée de Firdussi, qui chante leur histoire, témoigne de l'esprit religieux dont les héros perses étaient inspirés. Mais, au lieu de l'ascétisme contemplatif et de la mansuétude qui efféminent les héros de l'Inde, c'est l'énergie, la mâle dévotion et les vaillantes prouesses des chevaliers qui se croisaient pour Jérusalem.

Cette guerre sainte, chaque Perse avait à la livrer dans son âme aussi, dont il devait chasser tous les mauvais désirs, toutes les ténébreuses pensées; lutte morale qui s'étendait jusqu'aux plus secrets sentiments, se proposait une pureté sans tache, et a mérité aux Perses d'être appelés les puritains du paganisme. Cette guerre se poursuivait encore plus loin : le soldat d'Ormuzd devait, partout autour de lui clans la nature, multiplier la vie. le bonheur, et cultiver soigneusement la terre, puisque la stérilité et le désert appartenaient à Ahriman. On comprend sans peine la bien- faisante influence qu'exerçait un tel culte, et comment aussi il fondait l'accord aujourd'hui tant cherché de l'industrie et de la religion. Du reste, cette lutte n'est pas éternelle. Ahriman, purifié dans les flammes avec toutes ses légions, quittera ses haines pour se réconcilier avec Ormuzd; l'enfer repenti montera au-devant des anges de lumière, et tous ensemble entonneront l'hymne des adorations éternelles. Plus de mort, plus de souillures, mais l'universelle et l'immuable félicité. Mithra est le médiateur des deux puissances ennemies et la troisième personne de la tri- nité persane. Dernier des dieux de l'Orient, il était aussi le plus nourri de spi- ritualité, et ses analogies avec le Christ sont la cause qui fil recourir à lui le pa- ganisme effrayé de ses défaites, et qui laissa le monde hésiter un moment dans son choix.

L'Afrique, malgré sa grandeur, n'a eu qu'une seule civilisation indigène. Ce con- tinent est le moins favorisé de la nature. Ses côtes ne sont pas découpées en golfes profonds; il n'a que peu de fleuves importants; des solitudes brûlantes le traver- sent, rendent les communications plus difficiles encore, isolent les peuples dispersés

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sur sa vaste étendue, et entourent des terres barbares d'un vaste silence et d'un impénétrable mystère. La vie animale est avec le désert le trait de cette nature do feu : nulle part elle ne se montre avec autant de puissance, et les bêtes fauves, plus nombreuses en Afrique qu'ailleurs, y prennent aussi plus de force et de fureur.

La vie animale devait donc frapper singulièrement les habitants de l'Afrique, et, à l'époque primitive la nature servait de révélation, les animaux, avec leurs in- stincts si merveilleux, si sûrs, si constants, devaient, sur cette terre ils régnent, apparaître comme le symbole de l'intelligence divine. C'est en effet ce que l'on voit dans la vallée du Nil, que sa position aux portes de l'Asie et de l'Europe, son climat tempéré, et son fleuve, le plus bienfaisant de tous, désignaient pour être le berceau de l'unique civilisation dont puisse se vanter l'Afrique. Le culte des ani- maux était du reste bien loin de ressembler en Egypte aux grossières idolâtries du fétichisme. La caste sacerdotale arrivée de l'Inde lui donna un sens profond, et im- prima à ces croyances indigènes le sceau de la grandeur et de la sagesse. Ce n'é- taient pas d'ailleurs les animaux seulement qu'on adorait. Le Nil, source unique de la vie pour l'Egypte, était regardé comme l'Osiris tutélaire, dieu de bonté qui sem- blait vivre dans ses eaux sacrées et porter avec elles la joie et l'abondance. Puis, quand les campagnes étaient abandonnées du fleuve, qui ne coulait plus qu'à flots épuisés, quand la terre était desséchée, quand l'aridité du désert seule régnait, le dieu semblait défaillir et succomber à la mort. On disait que son frère Typhon, le génie des brûlants déserts, l'avait fait traîtreusement périr. On raconlait'qu'Isis, la bonne mère de l'Egypte, l'épouse et la sœur d'Osiris, cherchait son corps avec des gémissements et des plaintes. L'Egypte se lamentait avec elle, et le peuple allait de ville en ville, le long du fleuve, pour pleurer la mort du dieu et célébrer sa pas- sion. Quand le soleil dans les deux et les eaux du fleuve sur la terre commençaient ensemble à remonter, on célébrait la résurrection du dieu délivré'du tombeau. Hé- rodote a remarqué la tristesse qui faisait le caractère de la religion égyptienne; c'est que la mort d'Osiris en était la grande pensée, et aucun peuple n'a vécu en se souvenant si bien de la mort : elle était son habituelle méditation. Aucun peuple non plus n'eut comme les Egyptiens l'ambition de l'éternité, et n'a laissé de son passage de plus durables témoins. Ses institutions ont persisté, inaltérables, à tra- vers les siècles, et ses temples, ses pyramides, ses colosses, semblent indestructibles comme" les monuments de la nature.

L'Egypte enOn accommode le sentiment naissant de la personnalité avec le pan- théisme de l'Orient. L'homme n'y est point, comme dans l'Inde, impatient de s'a- bîmer dans le grand tout; il s'efforce au contraire de murer sa vie privée au milieu de la vie universelle. Ce sentiment précoce d'individualité s'exprime jusque dans l'architecture, et les Pharaons élèvent leurs statues de granit en face de la demeure des dieux, comme s'ils voulaient durer autant qu'eux.

Il ne restait plus à M. Quinet, pour achever ce tableau de l'Orient, qu'à y placer les peuples sémitiques, chaldéens, phéniciens, syriens, hébreux : je ne parle pas des Arabes, qui n'apparaissent dans l'histoire religieuse qu'avec les temps mo- dernes. A Babylone, Tyr, Sidon, Carlhage, adoration du soleil et des astres, dans laquelle M. Quinet retrouve encore le culte de la lumière; seulement cette lumière n'est plus l'éclat partout répandu, elle s'est incarnée dans les astres, et les dieux semblent avoir quitté leur enfance pour une brûlante jeunesse. Ils ont grandi avec le temps : ce ne sont plus ces agrestes et sublimes divinités que le berger appelait

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auprès de l'offrande de laitage et du feu de son âtre. En Chaldéc et sur les rivages de la Phénicie, leurs désirs se sont éveillés. La nature, la grande déesse, se con- sume d'amour pour le seigneur de la vie, Bel, Baal, Adonis, quel que soit son nom. Le mystère de leurs épousailles se célèbre dans des fêles affreuses, et, pour ho- norer ces dieux cruels et voluptueux, il faut le sang des victimes humaines, les hontes de la prostitution et le ténébreux enthousiasme des orgies.

La religion hébraïque est bien différente C'est en ellequese réunissent, comme dans un même foyer, tous les rayons épars et dispersés dans les autres cultes. Elle garde ce qu'il y a de vital et de vrai dans le paganisme, elle en rejette l'erreur, et ainsi elle l'approuve et le contredit à la fois, elle le consacre et l'abolit. Les autres religions de l'Orient sont toutes unies dans un vaste catholicisme, unanimes, malgré leurs différences, à prosterner l'homme devant la nature, à lui faire adorer l'uni- vers comme l'incarnation de Dieu. Voici maintenant l'homme affranchi de la fata- lité et du panthéisme : il détourne ses regards du monde pour les élever à un dieu spirituel, personnel et libre, devant qui le monde n'est rien, et qui, loin de lui com- muniquer sa divinité, la garde tout entière pour soi. Necherchez pas dans les sanc- tuaires de l'Inde, de l'Egypte, de Babylone, le pareil de Jéhovah; vous ne le trou- veriez pas. Elevez, agrandissez, transfigurez, autant que vous le voudrez, Brahma, Osiris, Baal; jamais vous n'aurez que l'apothéose de la nature, à savoir de ce qui n'est rien devant leur rival; toujours vous demeurerez éloigné de lui de toute la distance du néant à l'être. Toutes les harmonies de Jéhovah sont avec le désert, comme celles de Brahma avec l'Océan. Ce Dieu qui devait arracher violemment l'homme au culte de la nature, et lui faire oublier l'enchanteresse, le conduit pour cela dans une solitude d'où elle soit en quelque sorte exilée. Il se manifeste dans la nue immensité du désert; il en a la grandeur, les flammes, et la majesté im- muable, sévère, incorruptible.

Ce dieu personnel et libre donne à l'homme pour la première fois une vive con- science de sa liberté, et avec elle le génie du progrès, la pensée de l'avenir, le pres- sentiment du lendemain, le don de la prophétie. Le dieu du panthéisme ne se ré- vèle que dans les mille changements de la nature, et sous toutes ces apparences demeure pourtant toujours égal à lui-même. Avec cette identité permanente, les instants de la durée, les âges qui se succèdent, ne peuvent plus se distinguer net- tement; ils ne sont que jeux et illusions, il n'y a pas de suite véritable, il n'arrive réellement rien de nouveau; le passé, l'avenir, ne deviennent plus que des noms différents d'une même et monotone présence; le temps vacille et se trouble, et il ne reste à sa place qu'une vague et confuse éternité. La fatalité d'ailleurs, ce dogme du panthéisme, conseille une résignation qui devient indifférente au lendemain et ne se fatigue plus à l'interroger. Le travail de l'avenir, au contraire, tourmentait les Hébreux. Pleins de l'idée du Dieu vivant et vrai, ils savaient que les idoles des nations n'étaient que mensonges. Autour d'eux, ils voyaient des sanctuaires debout, des sacerdoces puissants, des empires florissants, et cependant ils prédisaient har- diment que ces gloires ne laisseraient d'elles qu'une grande désolation. A côté du sacerdoce régulier de Lévi s'en éleva un autre, libre, spontané, sans distinction de rang ni de titre : des fils de la solitude, des bergers et des rois, recevaient les con- fidences immédiates de Dieu, les visions de l'avenir, ou, pour mieux dire, c'était le peuple entier qui prophétisait ; car par sa foi il portait la sentence contre les na- tions, déclarait le triomphe réservé à son Dieu et les destinées qui attendaient l'hu- manité. Ce n'étaient pas en effet des événements isolés, des faits épars, que ces

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prophéties annonçaient, comme celles des astrologues de Chaldée, des prêtres d'Am- mon, de la pythie de Delphes, des augures de l'Etrurie, mais les grandes révolu- tions de l'histoire, un changement social et universel, la rédemption du monde entier.

M. Quinet, qui ne voit dans tous les cultes de l'Orient, à l'exception de celui des Hébreux, sous des symboles divers qu'une même divinité, sous des formes variées qu'une pensée unique, l'apothéose de la nature, trouve en Grèce l'apothéose de l'homme, à Rome celle de la cité, et à la dernière heure du paganisme ex- pirant l'apothéose de la pensée avec l'école d'Alexandrie, qui chercha pour sa phi- losophie une sanction religieuse, et qui livra le dernier combat contre le chris- tianisme. Après cela, il ne restait qu'à chercher un dieu plus grand que la nature et que l'homme, qu'à s'agenouiller avec les bergers et les mages devant la crèche de Bethléem,

On peut voir, d'après cette exposition des idées de M. Quinet, la marche qu'il suit dans son ouvrage. Il ne parle guère avec détail des dieux de chaque peuple, de leurs fables religieuses, des cérémonies du culte. De prime-abord il se pose au faîte de leurs théologies. Il procède toujours par synthèse, et formule l'histoire plutôt qu'il ne la raconte; il néglige les faits extérieurs qu'il pourrait peindre avec tant d'éclat. Un peuple est, à ses yeux, un système qu'on devine tout entier dès qu'on en connaît le principe; c'est ce principe qu'il cherche à atteindre; puis, quand il s'est élevé jusqu'à cette suprême abstraction, il la pare des plus riches couleurs, il l'anime, il lui donne vie, et le penseur se U"0uve être un brillant poète Ce procédé a bien des dangers en histoire, et surtout dans le sujet qu'a traité M. Quinet. Nulle part les faits ne sont plus obscurs, plus incertains, ni les généra- lisations par conséquent plus faciles et plus périlleuses.

Un coup d'œil sur l'état de la science nous en convaincra. Les livres sacrés les plus anciens sont, en général, postérieurs à l'origine des croyances qu'il nous ont transmises. Us contiennent déjà des idées d'âges différents qu'il est d'autant plus malaisé de discerner, que ces livres donnent pour contemporain et primitif tout ce qu'ils renferment. Plus tard, les sources on puisse le dogme deviennent tou- jours moins pures : ce sont des poètes qui mêlent à la tradition leur fantaisie et la transforment au gré de l'art, des historiens qui se trompent souvent, qui essaient ou adoptent des explications et les donnent pour des faits avérés ; des philosophes enfin qui, ici comme ailleurs, accommodent tout à leurs systèmes. Les écrivains venus quand toutes ces causes d'erreur avaient déjà agi. ont fait souvent, sur les fables anciennes, des compilations sans discernement sont accueillis les récits les plus suspects, et confondues les traditions des époques les plus éloignées. Ils ne peuvent être de quelque usage que lorsqu'on a reconnu les sources diverses ils ont puisé, l'âge et l'autorité de chacune, et le parti qu'ils en ont tiré. On voit quel effrayant travail la critique doit entreprendre sur chaque fait de l'histoire des dieux, de toutes assurément la plus embrouillée, et, sans ce travail, le mensonge el la vérité se trouveront dans un pêle-mêle qui ne permettra aucune confiance.

Cela fait, reste le plus difficile peut-être. Les fables mythologiques restituées sous leur véritable forme, il faut découvrir leur sens, et rien n'est plus aisé que des interprétations arbitraires; c'est ici surtout que l'habitude des rapprochements, fussent-ils les plus ingénieux, a du danger, et que la circonspection la plus patiente est indispensable. Aucun pays de l'antiquité ne nous est mieux connu que la Grèce :

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il semble qu'on ait tout explorer. Cependant des points essentiels de sa mytho logie ne sont pas encore fixés; les savants les plus habiles défendent des opinions contraires. Herrmann s'est illustré par le ridicule de ses conjectures. Creuzer, si remarquable à tant d'égards, a plus d'une idée décidément fausse et ne possède pas de méthode certaine ; jusqu'à Ottfried Millier, connu par sou histoire des Do- riens, on n'en avait point d'assurée pour se guider dans cet inextricable laby- rinthe.

S'il en est ainsi de la Grèce, l'Orient gardera longtemps encore des obscurités. On a fait bien des découvertes sans doute : c'est assez pour légitimer de belles es- pérances, c'est souvent trop peu pour conclure. Les Champollion et les Letronne n'ont pas dérobé au sphinx égyptien toutes ses énigmes. Nous n'avons pour Baby- lone et la Phénicie que des inscriptions mal déchiffrées, des témoignages étran- gers, et un court fragment traduit de Sanchoniaton, dont l'auLuenlicité n'est pas très-avérée. La Perse ne sera connue que lorsque M. Burnouf aura restitué lezend et achevé l'interprétation des livres sacrés écrits dans cette langue, car la traduc- tion d'Anquetil est trop incertaine et trop décolorée pour avoir aucune valeur réelle. Si nous passons à l'Inde, les Védas sont loin d'être connus ; on n'en a traduit qu'un seul, et l'on étudie depuis bien peu de temps les poèmes mythologiques. Mais cette ignorance n'est rien auprès de celle nous sommes du bouddhisme, c'est-à-dire de la religion qui compte le plus de sectateurs, et dont la littérature est la plus considérable. A peine a-t-on rapidement feuilleté quelques-uns des innombrables volumes qui encombrent les bibliothèques de ses cloîtres.

Avec cette pénurie de renseignements positifs, il ne suffit pas de dire que le procédé de M. Quinet ne doit pas s'employer ici ; il faut aller plus loin et recon- naître que son livre est venu trop tôt. L'histoire universelle des religions n'est pas encore possible. Les matériaux ne sont pas réunis; il reste trop de terres incon- nues pour tracer déjà celte carte. On est alors réduit à combler les lacunes de la science par des conjectures, et, fussent-elles justes, elles manqueraient cependant d'autorité. On n'accorde plus en effet de confiance qu'à une méthode sévère, parce qu'elle donne seule des résultats assurés : sa lenteur apparente est l'unique moyen de ne pas perpétuer les incertitudes, et sa réserve, sa timidité, mènent à des idées plus vastes que ne les aurait conçues de lui-même l'esprit le plus hardi. L'histoire des sciences naturelles depuis un demi-siècle en est la preuve évidente.

Le livre de M. Quinet a nécessairement les caractères d'une œuvre prématurée M. Quinet distingue dans l'antiquité trois civilisations, celles de l'Orient, de la Grèce et de Rome. Il parle des immenses étendues de l'Orient et de tous ses em- pires comme d'un seul pays et d'un même empire. Il n'a fait, du reste, que suivre en cela les habitudes de la philosophie de l'histoire en France et en Allemagne. Cette division est consacrée depuis assez longtemps par l'usage; mais rr'est-il pas permis de se demander si elle est aussi fondée qu'on paraît le croire, s'il est bien sûr que l'Orient ait cette uniformité qu'on est convenu de lui reconnaître?

Quand